Yves Bonnefoy

 

 

 

Trois poèmes  de Yves Bonnefoy extraits de

 Début et fin de la neige -  Editions Le Mercure de France

 

 

 

 

 

DE  NATURA  RERUM

 

 

Lucrèce le savait :

Ouvre le coffre,

Tu verras, il est plein de neige

Qui tourbillonne.

 

 

Et parfois deux flocons

Se rencontrent, s’unissent,

Ou bien l’un se détourne, gracieusement

Dans son peu de mort.

 

 

D’où vient qu’il fasse clair

Dans quelques mots

Quand l’un n’est que la nuit,

L’autre, qu’un rêve?

 

 

D’où viennent ces deux ombres

Qui vont, riant,

Et l’une emmitouflée

D’une laine rouge?

           

in Début et Fin de la  Neige © Le Mercure de France

 

 

 

 

LES  FLAMBEAUX

 

 

Neige

Qui as cessé de donner, qui n’es plus

Celle qui vient mais celle qui attend

En silence, ayant apporté mais sans qu’encore

On ait pris, et pourtant, toute la nuit,

Nous avons aperçu, dans l’embuement

Des vitres parfois même ruisselantes,

Ton étincellement sur la grande table.

 

Neige, notre chemin,

Immaculé encore, pour aller prendre

Sous les branches courbées et comme attentives

Ces flambeaux, ce qui est, qui ont paru

Un à un, et brûlé, mais semblent s’éteindre

Comme aux yeux du désir quand il accède

Aux biens dont il rêvait (car c’est souvent

Quand tout se dénouerait peut-être, que s’efface

En nous de salle en salle le reflet

Du ciel, dans les miroirs), ô neige, touche

Encore ces flambeaux, renflamme-les

Dans le froid de cette aube; et qu’à l’exemple

De tes flocons qui déjà les assaillent

De leur insouciance, feu plus clair,

Et malgré tant de fièvre dans la parole

Et tant de nostalgie dans le souvenir,

Nos mots ne cherchent plus les autres mots mais les

    avoisinent,

Passent auprès d’eux, simplement,

Et si l’un en a frôlé un, et s’ils s’unissent,

Ce ne sera qu’encore ta lumière,

Notre brièveté qui se dissémine,

L’écriture qui se dissipe, sa tâche faite.

 

(Et tel flocon s’attarde, on le suit des yeux,

On aimerait le regarder toujours,

Tel autre s’est posé sur la main offerte.

 

Et tel plus lent et comme égaré s’éloigne

Et tournoie, puis revient. Et n’est-ce dire

Qu’un mot, un autre mot encore, à inventer,

Rédimerait le monde ? Mais on ne sait

Si on entend ce mot ou si on le rêve).

      

 

in Début et Fin de la Neige © Le Mercure de France

 

 

 

                                                                                                                                             LA  CHARRUE

 

 

Cinq heures. La neige encore. J’entends des voix

À l’avant du monde.

 

Une charrue

Comme une lune au troisième quartier

Brille, mais la recouvre

La nuit d’un pli de la neige.

 

Et cet enfant

A toute la maison pour lui, désormais. Il va

D’une fenêtre à l’autre. Il presse

Ses doigts contre la vitre. Il voit

Des gouttes se former là où il cesse

D’en pousser la buée vers le ciel qui tombe.

 

in Début et Fin de la Neige © Le Mercure de France