Le Théâtre c'est

 

Louis Savary

 

Editions Arcam Paris,

110 pages

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Poésie dramatique ou penser le théâtre

 

Pour résumer la pensée de Savary sur le théâtre, il faut peut-être passer par un de

ses autres textes, le plus récent - L'heure de pointe - où le poète écrit:

 

"S'il est vrai que la mort

prend toujours sa source

où s'assèche la vie

il faut s'efforcer

de mourir en dansant".

 

Et le théâtre nous offre cette danse, cette nuit épiphanique renouvelée à chaque

représentation. Ainsi, si on ne s'en tirera pas vivant, le théâtre nous permettra

d'aimer toujours la vie contre la mort que l'on se donne et qui nous est donné, il

permettra de nous empaler à la pointe de nos désirs joués enfin lorsque tant de fois on les refuse. Et c'est pourquoi chez l'auteur le héros a fait place à l'histrion. La poésie lui apparaît enfin - à travers le théâtre - pour ce qu'elle est : un jeu avec le je, un je en jeu sous les multiples facettes que lui tend l'art dramatique.

Cinq livres de cent haïkus forment autant d'accès sous diverses facettes à ce mode

de création et de représentation. Avec Le théâtre : serait-ce ? Et si c'était ? C'est

comme, Non ce n'est pas ! et enfin C'est, Louis Savary aura fait le tour de la

question beaucoup mieux que de prétentieux ouvrages théoriques d'autant qu'à la

fin tout est dit:

 

"C'est fini le théâtre

il a vaincu le pire

la vie n'était qu'un leurre

et la mort un Shakespeare".

 

En effet en théâtre comme en poésie nous pouvons entrer dans le non stratifié à la

fois de la disjonction et de la jonction du voir et du parler. Ces deux arts majeurs

permettent en effet d'arriver à la pensée. Peut-être encore plus d'ailleurs pour

Savary par le théâtre que par la poésie puisque à l'énonçable se mêle un visible et

soudain l'intrusion du dehors nous saute aux yeux, nous creuse, nous attire et nous renvoie encore mieux à nos gouffres intérieurs et parvient à désencoigner la

crevasse du silence où tout tombe d'abord en nous. Qu'est-ce en effet que le théâtre sinon la vie secrète, la vie séparée et parfois faussée mais aussi sacrée, la vie à l'écart de la société mais dedans parce qu'elle rappelle parfois (lorsque le théâtre est vraiment grand) la vie avant le jour, avant le langage, la vie vivipare, dans l'ombre, avec des voix qui tentent de recouvrer leur naissance.

 

Le théâtre reste donc en dépit de ses "tares" ou de ses actes manqués - forcément

manqués - le lieu par excellence de la mutation. Les questions qu'il pose sont les

questions de la composante humaine ouverte vers l'avenir mais bouclée aussi par

son passé comme si jamais rien n'avait ou ne pouvait commencer. Et la

représentation qu'il nous offre est bien celle du jeu entre nos forces et nos

faiblesses, entre le pouvoir et l'esclavage sous toutes ses formes. Bref il nous

propose des figures de sable ou de roc entre une descente et une montée de la mer.

Comme Savary nous le rappelle nous nous y réveillons dans la hâte ou nous nous y endormons. Et nous ne pouvons pas sortir de là sans péril même si à peine nous nous y vîmes ou même si nous refusâmes de nous y voir et qu'il est difficile de maintenir dans notre mémoire ce que nous nous cachons à nous même (mais

"rassurons-nous" l'inconscient fait son travail - et le théâtre n'a été inventé que pourça sauf lorsqu'il veut nous donner des leçons de morale).

 

Le théâtre restera ainsi un vaste échangeur, un lieu de rassemblement aussi même si son public semble avoir bien vieilli. Et c'est d'ailleurs pourquoi les cinq livres de

Savary sont si utiles. Entre force, gravité, ironie, dérision aussi ils redonnent envie

à ceux qui en aurait perdu l'habitude d'y aller ou à ceux qui n'y ont jamais mis les

pieds soit de revenir, soit d'aller faire un tour dans ce lieu quand les yeux des

femmes et des hommes sont déjà cernés par les dernières heures du jour. Manière

de nous rappeler, au coeur d'une sorte de cérémonie, ce qu'il en est de notre destin, ce qu'il en est de la vie (et de la mort), ce qu'il en est des autres, bref ce qu'il en est de nous-mêmes. Car si parfois le spectacle théâtral n'est qu' :

 

"un snobisme épars

au verbe qui ovule

en phonèmes précieux

teintés de ridicules"

 

c'est parfois et entre autres le moyen de :

 

"libérer l'esprit

de tout ce qui l'encombre

et le mettre en lumière

au royaume des ombres".

 

Ainsi le roi sera nu, sauf ceux de Shakespeare. Ils ont beaucoup à nous apprendre.

Savary aura été clair là-dessus dans sa poésie aussi étrange et familière. Il nous

rappelle que tout est à reprendre à partir de ce lieu étrange et familier, de cet avantscène

qui est aussi un arrière-pays dans lequel s'entassent parfois des vieilleries

mais où parfois à mesure que la scène se vide tout arrive et que se dévide la masse

d'énigmes qui nous clouent à ce que nous n'avons jamais osé devenir. Ainsi, et dans le meilleur des cas, dans cette confrontation plus spectrale que spectaculaire, le corps sort de ses abris, l'identité se déploie. Savary nous rappelle ainsi que comme des bêtes nous poursuivons une proie imaginaire afin de savoir ce qu'il en est du monde, des autres et de nous-mêmes. Par l'effet de bande du théâtre la poésie n'aura jamais autant été un acte humanitaire.

jpgp