Anatolie
Marie
Étienne
Éditions
Flammarion/Collection Poésie 1997
Marie
Étienne a écrit une dizaine d’ouvrages de poésie parmi lesquels Blanc clos son premier ouvrage, Lettres d’Idumée, La Longe et Le Sang du
guetteur. Anatolie est son dixième
livre de poésie. Elle est également l’auteur de nombreux récits et écrits sur
le théâtre autour d’Antoine Vitez, professeur, metteur en scène et poète, dont
elle fut longtemps l’assistante.
Le
livre est un voyage en Anatolie, pays de tradition orale dont la force réside
dans la mémoire des hommes.
Il
est un tout et son propos est la parole — inscrite – à profusion de formes.
Tentative démesurée à l’échelle humaine de vouloir questionner, réinterroger,
réinventer la vie en multipliant la forme : les paroles possibles. Scènes
sous éclairages différents, jeux d’ombres, reflets, pénombres, mouvements et
déplacements fugaces : sur la scène de la vie en reconstruction, Marie
Étienne propose d’autres possibles.
L’ouvrage
est composé de 16 ensembles alternativement écrits en prose et en vers, dans
des poèmes dont la forme varie : quatrains rimés et dizains notamment.
Du
premier ensemble intitulé « La ville peinte » au dernier nommé
« théâtre » il semble qu’une boucle achève son périple en se
refermant sur elle-même, après maintes variations de l’écriture — de la parole
—, le théâtre n’est-il pas une forme de vi (ll) e peinte ?
Comment lire.
Comment
lire cet ouvrage ? Dans l’ordre des ensembles à laquelle la pagination
nous contraint ? Faut-il d’abord lire les proses comme les différents
chapitres d’un même ouvrage puis à la suite les poèmes ? Ou
inversement ! Ou peut-être, lire au hasard des pages un poème puis une
prose ?
En
désordre ?
Ce
qui n’est pas ordonné. Ce qui apparaît subitement sous nos yeux, le trajet de
nos pas, sur notre peau, qui surgit ! La vie qui avance sur nous. Lire
ainsi et recréer alors comme l’aléa posthume d’un temps qui est passé.
La
première phrase du livre nous y invite. Conspuant clairement l’ordre d’une narration
classique, Marie Étienne nous entraîne dans cette ville peinte, nous faisant
perdre « pied » dans une prose onirique qui me fait penser à un rêve
éveillé de Robert Desnos.
Un voyage sur place.
Dès
les poèmes intitulés L’Appel, La Toilette tout semble là ! Les planches,
l’éclairage, le rideau, les spectateurs.
Du monde ou scène de théâtre j’aime
La
vérité douteuse des décors
Les
souvenirs ici sont explorés, revisités par des poèmes composés de strophes aux
formes différentes : quatrains, neuvains ou dizains. Certains de ces
derniers, composants les poèmes des ensembles La Morelle, Nuits ocre ou La
Jeune Fille aux rats, débutent par le dernier vers du dizain précédent, comme
une métaphore visuelle d’un baissé et un levé de rideau. Ou encore, d’autres
strophes de huit à dix vers dans Instructions pour pleurer réunies entre elles
de la même manière et dans un entrelacement de parenthèses transformant le
poème en un chapelet de souvenirs : un rosaire à égrener.
Les
épisodes de la vie sont « Actes », à revivre. À répéter ? C’est
vers cette quête que s’élance le comédien, vers cet espace où le lieu et l’être
se confondent.
On
veut percer l’énigme
et
ceux-ci
L’énigme
est quelque part, si désirable.
On
l’avait mise dans un corps, elle n’y était pas.
Ce
que l’on met entre parenthèses — dans des silences ?- est peut-être bien
le plus important !
Ce qui tient un projet, c’est bien ce qui
l’affirme, la force de l’affirmation.
L’Anatolie.
Pays
d’une civilisation disparue de tradition orale, l’Anatolie nous apparaît comme
le pays d’une genèse personnelle et celui confondu du mont Ararat où le monde
recommença. Sur chaque page deux parties différentes et complémentaires de ce
même et long poème. L’une en vers, la seconde en prose s’épousent comme deux blocs
d’un seul ensemble délimitant des frontières, des géographies intimes, des
territoires : labyrinthe où s’imbriquent deux terres d’Ararat, la
singulière et celle plus tangible où se posent nos pas.
Ce
pays de paroles, serait-ce le théâtre ? Ce lieu où texte de comédien et
indications de l’auteur se joignent, s’unissent ?
Se
vivifiant de la réminiscence, le poème retrace une ligne de mots, des vers
mêlés de désir et de perte immanents.
« celui que je
désire arpente-la
planète »
Un
manque, une douleur de l’amour, cet objet de la quête, forment une
« bleuissure » qui apparaît à mesure que nous progressons dans cette
région intérieure.
à quelle dame en noir
dérobes-tu sa
peau ?
Seule
la parole — ce souffle — peut colmater la brèche, inonder le silence.
il ne
me reste que la
langue
enveloppée
avec des linges
livrant
passage
entre les herbes
Marcher sur ses brisés.
Nuits
agitées de rêves, souvenances emmêlées à nos pas d’aujourd’hui : l’enfance
accompagne toute la vie. Elle sourd dans les jours, les secondes des nuits.
Alors, comment ne pas
« se cogner à
l’angoisse »
et
désirer effacer des scènes terriblement insensées, qui surgissent, impromptues.
Le poids des moments vécus imposés à l’enfance leste chaque instant de la vie.
Est-il que mon amour
a une odeur
Insupportable et que
mes vêtements
Robes capes manteaux
déshabillés
De soie pendent
souillés de traînées blanches
À mesure
que nous avançons, la réalité glisse, se délite en cauchemar. Le désir se
brouille et l’inquiétude envahit.
On
se fait un chemin du passé. Voilà la vie : marcher sur ses brisés.
on est le passage le bas du corps est la
vallée
Que
penser alors de la couleur bleue qui revient à plusieurs reprises ?
Azur
du ciel ou bleus du corps ?
Le théâtre, le monde.
La
forme des poèmes réinvestit et s’approprie le lieu du souvenir. Les reflets,
les éclats, les miroitements du miroir aux alouettes de notre mémoire sont
changeants.
Nulle
vie à nulle autre pareille.
Le
placement de l’observateur, la scène observée, l’angle de vue, l’univers
intérieur –- chambre noire — : Tout dans le monde est singulier.
Unique ! La réalité, c’est la multiplicité des regards, la multiplication
des ponts, des passerelles. Peut-être alors le nombre de répétitions, la
variation des répliques, les tonalités des voix, l’intensité des
regards nous en dit plus sur nous-même que le cours incessant de la vie ne
le fait ?
En
multipliant la forme, Marie Étienne ouvre des brèches, perce des coulées et
traverse l’apparence première de la réalité. Elle nous offre l’opportunité
d’interroger le sens de notre univers singulier : « Ce »que
chacun de nous appelle le monde.
hm