Cette Vie est la Nôtre
Benoît Conort
Editions Champ Vallon
cette
vie est la nôtre fut pour moi d’abord ce texte, dans le
Nouveau Recueil, intitulé : la vie tu parles. Et dont j’écrivais dans
une note de lecture: Pour quelle raison capte-t-il mon intérêt? Cette
désespérance, cette désolation et ce creux dans la chair… ? C’est sans
doute que sous ce titre sourd le lieu d’une solidarité humaine, celui d’où
parle le poète. Paroles jaillies de son lieu singulier et dont les échos
résonnent en de similaires répliques au cœur de tous les hommes. Le travail du
poète est de ressentir, saisir, écrire ce qui dans la vie, bouleverse, malmène,
chamboule même l’homme dans les jours de son existence. Là, où ballotté comme
un esquif par les flots du quotidien, il ne prend pas l’entière conscience des
causes de sa situation. Le poète, qu’on a dit visionnaire, porte en « voix »
la parole qui résulte de ses intuitions les plus vives. Il est un capteur, un
polarisateur des signes qui jalonnent l’univers humain. Il sent. Il ressent. Il
pressent ce qui dans un magma informe est en gestation. C’est l’intuition qui
guide le poète. Elle se présente à lui, comme « juste », bien avant
que la rationalité de la logique ne vérifie son exactitude.
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La
forme d’un triptyque
La
composition de ce livre m’évoque un triptyque. Un ensemble central —
l’entre-deux — que deux autres nommés — (1) et (2) — encadrent.
Ces deux derniers esquissent l’univers de notre société contemporaine pendant
que du panneau central, intime et par vagues, sourd la vie du poète imbriquée
dans ce tout. Elle affleure par touches et jaillit par saccades en des
respirations vives.
Cet
ensemble dont le titre — sibyllin — fait l’ellipse d’un complément aiguise la
curiosité. Il est le lieu d’émergence de l’émotion, sensations de joie et de
malaise, éprouvées dans le quotidien de la vie. La sienne ? La nôtre ?
Et dont il n’a choix, comme pour chacune de nos — vies minuscules — que
poursuivre le cap tracé par les caprices des jours, en épousant leurs flots.
D’un
même élan
Il
n’est pas mentionné — poème — sur la première de couverture mais — Rhapsodie -,
dont il nous est donné du verbe — Rhapsoder — dès les premières pages, une
définition dans diverses acceptions.
Benoît
Conort montre ainsi comment entreprendre une lecture du livre. Et par ces —
rhapsodes — comment le déchiffrer. Comment éprouver ces sentiments qui
submergent l’être dans sa confrontation à l’existence, notre vie tout entière.
Mais si le mot poème n’est pas cité, la première des définitions
proposées : » recoudre, raccommoder tant bien que mal »
désigne bien, l’une des premières vertus de la poésie. Celle de cicatriser en
nous les meurtrissures de la vie. Bien avant d’être lue et partagée avec
d’autres, le ferment de la poésie est situé dans son jaillissement même. Cette
inspiration vive. Cette fièvre tremblante qui transmet l’éprouvé du corps, de
sa naissance vers le blanc d’un papier, en quelques mots agencés. Des vers,
ainsi nommés, rythmés, ressentis dans la chair : la quintessence de notre
vie est là ! La poésie réconcilie l‘être à la vie, l’homme à lui-même,
l’individu avec ses congénères, le poète à l’univers. Oui, la rhapsodie porte
dans son geste, l’élan de la poésie. Elle cicatrise les blessures apparues au
cours de l’existence, et le poème, comme un écho de soi-même, porte les
stigmates, l’éprouvé du malaise.
Le
souffle d’un territoire intérieur
Le
livre est écrit dans une langue alerte, le flot d’une parole dont le souffle
rencontre nos haleines. Aux mots hétéroclites qui se télescopent parfois dans
leurs énonciations, aux visions jaillies de notre vie contemporaine, se mêlent
des souvenirs aux saveurs intimes. Coulées de mots succédant aux mots, visions
persistantes se substituant à des images qui furent bien réelles : le
singulier dans l’écriture s’extrait en ces réminiscences pour émerger du sein
de ce terreau commun en une langue originale — originelle ? Une langue qui
trace alors des frontières dans ce territoire où l’on ne saurait plus ce qui
est nôtre et ce qui est collectif. Nous baignons dans cette mémoire collective
ordinaire : rimes de chansons, noms de feuilletons télévisés, titres de
journaux ou images de la publicité qui nous sont familiers tant ils furent
rebattus. Cette mémoire — notre mémoire commune — d’un demi siècle de cette
société naissante des mass médias devenue aujourd’hui société de l’information,
de l’image et du multimédia. Dans ce lieu, l’intime de notre vie minuscule croise
d’autres existences. Qui se font signes, se reconnaissent en ces traces qui
fondent ce commun de la mémoire : notre vie malgré nous, nos espaces
communs. C’est sous nos yeux, recréé par l’écriture, une langue parlée qui
s‘écoule dans un flux soutenu tout au long du livre. Langue qui déferle comme
le flot d’un fleuve charriant les alluvions glacières — secrètes ? — d’un
trop plein accumulé. Jeux de mots, paraphrases, allitérations, musicalité des
vers se succèdent au cours de ces « rhapsodes », en élargissant au
plus large l’espace spectrale de l’écriture poétique pour lui donner un
rythme, cette chair vivante du texte.
Dans
l’entre deux
Comment
les secousses sismiques des mouvements de la croûte terrestre font apparaître
des montagnes ou disparaître des îles ? Ce sont deux poèmes identiques qui
bornent cet entre-deux. Entre les plis de la mémoire
-
pli contre pli soulèvement / énorme de roches en fusion se mêler à son sable
futur / -
des
forces agissent impénétrables dans le réseau souterrain de l’être humain.
Ces forces s’opposent, se
contrecarrent, s’ajoutent et
contraignent l’être, comme le
ferait un tuteur pour forger ce qu’il deviendra et
par lui et malgré lui. La période de l’enfance est l’épicentre de ce théâtre
là. Lieu de création de ce que sera - une vie – ce devenir-. L’enfance est une
forge d’êtres, de femmes et d’hommes.
Cette
partie centrale recèle les souvenirs fondateurs du poète. L’intimité de la
mémoire. En des réminiscences ils resurgissent
dans cet entre deux, entre les signes, les traces, les strates
du commun de nos jours, que les parties (1) et (2) tentent de
circonscrire. Ils sourdent du sein de l’être, contraint dans les circonvolutions de la vie
quotidienne, cette vie en surface, fonctionnelle ou utilitaire.
Et
que fait-on dans ce monde avec ces souvenirs là ? Comment fait-on avec ce
qui depuis l’enfance nous fonde et nous redresse, en des contorsions nécessaires
parfois, pour simplement tenter de
vivre l’aujourd’hui de nos pas ? Voilà sans doute une des questions
posées dans ces pages. Au centre de ce livre, entre les parties une et deux, entre les deux poèmes – bornes - un et
trente, au cœur même des poèmes, l’enfant et l’homme : l’être demeure
dans son vif. Cette équation du vivre qu’il faut bien mener à terme.
Les
ensembles un et deux.
De
parts et d’autres, le livre est parsemé de sédiments puisés dans ce langage dont use notre société de l’image.
Ces mots-valise, ces prêts-à -penser, ces pré-énoncer, ces artefacts de
l’éprouvé qui condensent dans un amalgame informe, nos désirs et nos vœux
emmêlés. Contre cela Benoît Conort amorce ici une sorte de dialogue entre le
poète qu’il est et un personnage virtuel qui déclinerait de notre société le
discours normé. Une sorte de novlangue dont nous repaît notre civilisation contemporaine. Un
langage balisé. Une langue réglementée. Langue « clean ». Propre, mais
qui n’est jamais notre propre langue ! Un langage qui tente de nous
montrer le monde à travers une langue
aseptisée même lorsqu’elle se rebelle sous l’apparence d’un langage
pornographique dont nombreux ouvrages ont fait usage ces derniers temps. Mais
aujourd’hui la pornographie a d’autres champs que celui du sexe. Elle peut
être médiatique, « dans un
loft » ou « dans une académie ». Montrer son âme est beau mais
la retrousser pour de simples raisons financières est toujours un outrage à
notre dignité. Oui, notre société - ce
système – s’accapare, forge et emploie une langue soumise à sa volonté
d’hégémonie et qui, sous bien des facettes, montre son incapacité à dire la réalité. Elle l’évite même! La
langue artificielle comme l’assommoir de notre conscience humaine. Les
artefacts qu’elle emploie simulent un langage qui se substitue à ce que chacun
de nous pourrions dire de vrai et de réel de notre vie, « la
singulièrement nôtre ». Et face à
cette arrogance d’un langage propagé et magnifié par les grands systèmes de
communication, qui voile l’acuité de
nos sens et occulte en nous cette nécessité d’un recours à nos propres mots,
comment fait l’être pour dire sa singularité au monde? Que fait-il de
ses désirs humains, ce désir d’aimer, ce désir d’être aimé ? Comment face
à ce monde l’être peut-il - vraiment - exister ? Si ce n’est qu’en
touchant cette corde d’harmonique commune
à sa pensée, à son cœur et à l’élan de ses gestes.
hm