Début et fin  de la neige

               Suivi de    Là où retombe la flèche

Yves Bonnefoy

 

Éditions du MERCURE DE FRANCE

 

 

 

L'ouvrage est  suivi de Là où retombe la flèche.  Seul ici, Début et fin de la neige, sera l’objet de cette lecture approfondie.

Le  livre  est composé de cinq parties. L'ensemble   La Grande Neige  comporte  15 poèmes et débute le livre. Les autres ensembles  forment eux-mêmes  des poèmes à strophes - Les Flambeaux -  et  - Hopkins  Forest - ou,  sont composés  de poèmes numérotés  -Le tout le rien -  et   - La seule rose -

                                                    

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Comment lire ?            "Début                   et fin de la neige"                  

ou                                   "Début et fin         De la neige" ?

Dès  le  titre et tout au long des vers  jusqu'aux derniers  poèmes, c'est le processus d'une métamorphose qui  opère  sous  et  sur  notre regard.  La transformation.   - d'une vision réelle -   vers  ce qu’elle  suggère  en nous.

 

Un mouvement : une transformation ?

 

D’abord,  se remémorer  la neige...

“Neige : eau congelée dans les hautes régions de l'atmosphère, et qui tombe en flocons blancs et légers.” précise le dictionnaire.

Quotidienne aux populations des pays nordiques, commune l’hiver aux montagnards, la neige est l’un des états de l’Eau. Cet élément premier, indispensable à la vie qui complète l'ensemble Air, Feu, Terre.

La neige est cet   état  intermédiaire de l’eau dans son passage  de l’état  liquide à l’état  solide. De l’eau à la glace. De l'a-morphisme à la forme. De la limpidité    à  l’immobilité. L'eau dans ces transformations  définit un mouvement.

Comment  alors  ne pas y voir  une  allégorie du processus poétique ? De  ce  qui est senti   vers ce qui  s’exprime et s’épanouit sur la page. Cette alchimie  poétique, cette transformation qui opère  non sous l’influence de la température, mais sous celle  d’un état singulier à l’être.  La poésie  est  une transmutation  de l’éthéré  en vers, verbes, mots, rythmes, sons,

L’art  poétique  se déroule   dans ce  «faire ».  Ce  processus de création est  “mouvement.”

Plus près de  l’image, comment ne pas imaginer la neige,  immense champ blanc  au matin, comme un avenir probable  de l’enfant ou  comme une  page,  non-écrite  encore, du poète ? Comment  ne pas  voir  dans  ce drap de lumière, étendue  sous les pieds,  l'espérance  dressée   contre ce ciel gris  acier  dont  la  neige est issue ?

Qui n’a tenté ce geste de mettre  un pied  dans  la  neige  fraîchement tombée  de la nuit ? Et  constatant   sa trace, vérifier par ce signe la  réalité  de sa  présence. Vivant ! Oui  laisser  une  trace   qu'une  neige  nouvelle à  son tour  recouvrira  ou  que  la température  changeante -  gel  ou redoux  -    pétrifiera  comme   ces glaciers  du  pôle conservant  en  eux  la mémoire  du  temps   ou   effacera   dans la déliquescence. Appréhender  ce livre  avec en sa mémoire cette inconstance  intrinsèque à la neige.  Cet  état  d’équilibre précaire ou  ce qui  est  immanent   est toujours  la désagrégation.

 

Circonscrire le temps.

La  neige   - la grande -  porte à la méditation, rappelle les souvenirs, exerce la mémoire :

« En moi l’étoffe du songe »

À  la  lecture des  poèmes le  lecteur  franchit  les  barrières  qui  séparent  (mais  où précisément ?) la  réalité  de l’intime du poète.

"Puis  vers  le  soir, Le  fléau  de la lumière  s’immobilise. Les ombres et les rêves ont le même poids "

La  neige  est  ici  prétexte   - pré-texte ? - Par  sa lumière, cette méditation qu’elle suscite, la  neige a  pouvoir   d’éclaircir  ce sombre  en nous.  Cet incompris, le mystère du monde auquel chaque être est confronté.

« qui s’intéresse à nous dans la mémoire »

Sa vision seule a pouvoir  d’interroger  la  mémoire,  chercher   sens  à l’existence, éprouver  le  temps  qui passe, qui  est passé.

« Cinq heures. La neige encore. J’entends des voix / A l’avant du monde. »

Ce temps, Yves Bonnefoy tente de le saisir, de l'immobiliser, de le circonscrire.

" De mon passé, de ces jours d’à présent,/ Un instant simplement : cet instant-ci, sans bornes./"

Cette préoccupation  de la matérialisation du temps   habite d’autres vers encore. Mais comment   saisir et matérialiser le temps ?

"A ce  flocon  / Qui sur ma main se pose, j’ai  désir  /  D’assurer  l’éternel  /  "

Peut-être par un changement d'état, un signe ?  Si le vieillissement  illustre  cette matérialisation à l'échelle d'une  vie, à celle plus macroscopique de l'instant, c'est la neige qui œuvre par son changement d'état sous l'influence des  températures.

" Il  voit  /  Des  gouttes  se former là où il cesse  /  d’en pousser la buée  vers un ciel qui tombe  /  "  

La buée du souffle sur le froid du  verre  se change en eau ; Sous la chaleur de la peau, le flocon devient gouttes d'eau ; Et ce souffle dans l'air ?

" Brume des corps qui vont dans la neige."

Respirations des corps ? Ils nous consument mais nous vivons par eux.

C'est  un  mouvement   incessant   qui naît dans ces  poèmes. De  la  neige vers      l'eau mais aussi   de la réalité  au  songe,  du présent   aux  souvenirs,  de  la  vision  au   rêve.   Les lecteurs  que  nous  sommes sont  transportés  par  ces mouvements, ces  déplacements  qui franchissent les frontières  des sens.

La grande  neige  est  peut-être cette vie possible.  Cette espérance vive, ce lieu  vierge  du lendemain  où chacun pourrait tracer le  chemin   rêvé   de ses pas.

 

Flambeaux, mots, flocons ou comment nommer le désir.

Si la neige, tapis vierge à nos pieds révèle toutes les espérances, la joie dans les yeux de l’enfant, la neige peut aussi être.

« Celle qui attend. »

Qui  nous  attend ?  Celle  qui  nous appelle  vers  les   flambeaux  qui  réchauffent ces  flocons, effaçant   avec   eux tout ce qui fut possible ? Flocons qui tissèrent   cette étendue vierge,  - Avenir - ouvrant  ses  espaces infinis  aux  jeunes gens.

Les  - flambeaux  espérances - : Désir (s) ? qui  nous tirent, nous  entraînent dans la vie.  La  neige  seule, paradoxalement,  semble  pouvoir  les  ranimer et les  entretenir:

« ô neige, touche/Encore ces flambeaux, renflamme-les »

Mais peut aussi les éteindre :

« de  tes  flocons  qui déjà  les  assaillent »      

lit-on deux vers plus loin.

Ici, tout  paraît s’entremêler : le  feu  du flambeau, le froid  de la neige,  les mots des  vers qui   sont ici flocons :

« Nos mots  ne cherchent plus les autres mots mais les avoisinent/Passent auprès d’eux simplement, Et si un en a frôlé un, et s’ils s’unissent/Ce ne sera               qu’encore ta lumière, Notre brièveté qui se dissémine, L’écriture qui se dissipe, sa tâche faite. »

Comment ne pas rapprocher ces vers de ceux du poème DE NATURA RERUM?

« Et parfois deux flocons/se rencontrent, s’unissent/Ou bien l’un se détourne, gracieusement/Dans son peu de mort »

Et  si  tout paraît mêlé  c’est que le  désir qui nous  anime   est  bien  confus    aussi,  constitué  de tant d’agrégats   dont  nous ne connaissons  la nature exacte.

Confus car  atteint, l'objet du désir s'efface  dans  l'instant. L'espoir, ne  résidant désormais  que dans le report   - Ailleurs - de cet objet. La  confusion, se love  dans ce schisme, car la quintessence du désir ne réside pas dans  l'objet qui l'illustre, mais  bien dans  le mouvement initié pour  l'atteindre. La poésie jouerait-elle  ce rôle ?

 

Hopkins Forest ou le désir renaissant.

Du ciel  au livre, du signe  aux lettres,  du signifiant  à la neige, du songe  à la  réalité ou du mystère à la révélation : c’est la métamorphose  qui  dans ce poème est à l’œuvre.   Changements  de  registre du  sens, cheminement et   pérégrination de la  pensée : Hopkins Forest, vaste territoire naturel situé en  Nouvelle-Angleterre et réputé pour ses espaces enneigés l’hiver  est  désigné comme le lieu de    “passage” :

 

« du visible pour l’invisible » ;

de notre réalité vers :             « Tout l’autre ciel ».

Ce lieu, espace de cette grande neige  pourrait dès lors réunifier ce qui est par nature inconciliable. Ce  passage  serait-il  en  - l'état poétique - ? Cette ferveur   d’incarner par des   mots  l'éther de nos désirs.

 

Le Tout, le Rien.

"Te soit  la grande neige  le tout,  le  rien "

Une  saison  passe. Un cycle  s'achève. Une métamorphose est à nouveau à l'œuvre. Et  le  travail de la neige,  - l'écriture ? -, - la  parole poétique ? -, va faire place à une saison plus claire. L'éclaircissement par la parole :

« Puisque, hier, ce n'était encore que des tâches/de couleur, plaisirs brefs, craintes, chagrins/Inconsistants, faute de la parole. »

Cette  parole qui transforme l'inquiétude et la peur en  un cri clair de joie.  Un rire "méditable". Vivre ! Oui. Pas uniquement dans le - désir - de vivre,  mais  - Etre-, simplement dans  chaque instant qui  s'écoule. Tenter  d'abroger le désir  pour  vivre  un présent immédiat.

" …Une façon de prendre, qui serait/De cesser d'être soi dans l'acte de prendre, …/ "

"…Sinon tu ne dénommerais qu'au prix de perdre. …/"

"  Mais écrire n'est pas avoir, ce n'est pas être, /…"

Ces  trois vers  extraits  du poème - LE TOUT  LE  RIEN -  illustrent, à  mes yeux, l'achoppement  du  poète  à lui-même,  au désir qui le guide.

 

La seule rose : la vie seule ?

Dans cette dernière partie du livre la  neige  à nouveau  envahit.  Les souvenirs réapparaissent. L'enfance… une ville imaginaire aux  rues  vides… où  apparaît, avec ses figures de la renaissance italienne,  Alberti , San Gallo, Brunelleschi : l'Architecture. L’art  éblouissant  de  ces artistes  qui 

 ".. ,ont  approché/De cette perfection, de cette absence. "

La  beauté  est alors sans nom.  Elle transcende l'apparence. Elle polarise en elle tous les désirs mêlés dans un état de confusion des sens et du plaisir :

"Et soudain c'est le pré de mes dix ans, /Les abeilles bourdonnent, / Ce que j'ai dans mes mains, ces fleurs, ces ombres, / Est-ce presque du miel, est-ce de la neige ? ../ "

Un état poétique  au faîte de sa plénitude  d'où le poète  s'extirpe pour  adresser les derniers vers  de ce poème à ceux, dont la  perfection en leur art, a guidé les pas  et la vision du poète.

"...Ô  mes amis, / Alberti, Brunelleschi, San Gallo, Palladio qui fait signe de l'autre rive, Je ne vous trahis pas, cependant, j'avance,/ La  forme la plus pure reste celle  / Qu'a   pénétrée la brume qui s'efface,/ La neige piétinée est la seule  rose. / "

Vivre : une contemplation active.

Qui,   voyant  voleter les  flocons  de neige  dans  un ciel  d’hiver, n’a  pas  été plongé  un  instant par  cette  vision  dans  un état  de contemplation ? Pour  s’en sortir  brusquement,  quelques  instants  plus  tard   happé  à nouveau  par  les occupations  de la  vie  quotidienne.  Le  poète,  plus  que  de s’en défaire   entretient ce moment. Il le maintient en lui  et  tente  d’en extraire la  sève. Le miel ? Ainsi  une vision bien  réelle de notre monde  l’élève à un état poétique  qui le  conduit  plus  loin  encore, à  cette traduction  qu’il  nous  en  donne  avec  des  vers   et  des  poèmes.  Porté par  ces poèmes le lecteur  passe  de la  réalité  au  souvenir,  du  souvenir  à  l’espérance,  du  passé  au présent. Au-delà de la    métaphore, c’est la  métamorphose  qui est au cœur de cette poésie.

Mais la poésie, n'est-ce pas cela ? Cette traduction permanente de soi-même et du monde, dans un mouvement continuel de la transformation.

 

hm