Consolation, délire d’Europe   

 

François Boddaert

Edition La Dragonne

N° ISBN 2913465315                                            

mars 2004                                                        

13,50 €                                                                                                                                        

 

 

 

Deuxième volet d’un triptyque qui débute avec  Vain tombeau du goût français, ce livre investit des épisodes de l’histoire  - violente et meurtrière – du continent européen. Le livre, en cinq ensembles, s’apparente au genre de la satire. La partie centrale du livre  Gare au chien, et encore !  est formée d’un seul poème. Une forme de calligramme qui me fait penser à une stèle ou à un autel. Ou encore à quelques pierres posées, l’une sur l’autre, comme celles que j’ai parfois remarqué sur des tombes de confession juive : un signe de fidélité à la mémoire des défunts.

 

Le livre, dont l’écriture repose sur une ample érudition, se compose de poèmes en vers ou en prose, aux mots rares, suaves ou savants qui restituent une tension de l’écriture. (chyme, carroyage, fricot, gorgerin, apophtegme, thrène…) Vive, la langue est pleine d’une nervosité alerte et d’une rage contenue. Elle donne au texte la vivacité de l’imminence et de la proximité. Ici clairons et panzers se croisent sur la terre guerrière de Jacenovac à plus d’un siècle et demi d’intervalle. De Gérard Cartier à André Chénier les écrivains et les poètes  – en citations ou en nominations –   pèsent de leurs présences dans les poèmes du livre. Les textes sont denses et riches de mots aux rhizomes de signes qui s’étirent dans tous les continents du savoir et de la sensation. Comme on utilise ses plus bels objets pour honorer les siens, François Boddaert emploie des mots d’un champ lexical peu usuel – parfois des néologismes – pour  mieux célébrer ceux qu’il ne veut pas délaisser à l’oubli.  Comme des objets rituels, des signes de la mémoire ou de commémorations, les mots s’inscrivent, d’une façon  parfois singulière, dans les poèmes.

 Ruzena Zentnerová périt à onze ans. Legs d’une saisissante aquarelle ; hoirie au mur.

Le poème est alors unique pour l’unique passé.

 

Sur fond de conflits qui déchirèrent l’Europe, les ensembles évoquent de nombreux épisodes qui marquèrent l’histoire européenne (la retraite de Russie, la Tchécoslovaquie de Ian Palach ou la terreur des  tribunaux révolutionnaires). Ici l’histoire – meurtrière – de notre continent européen est envisagée à l’aune de la condition humaine et des actes génocidaires perpétrés contre les peuples avec une barbarie innommable, dont on se demande où elle puise sa lie. Alors, ce n’est pas l’histoire des événements, des victoires ou de l’étendue des conquêtes qui comptent,  mais celle de l’être humain. L’histoire de l’homme prit dans les turbulences et la déflagration de sa propre existence. Sa présence – ébahie – dans la tragédie de la guerre où il est happé, par le simple fait de sa nationalité, de sa religion ou de ses idées.

 

Située en Croatie, Jacenovac dont il est question dans le premier ensemble  Déganguée de doigts d’homme  fut l’un des camps d’extermination les plus terribles de la seconde guerre mondiale. Il fut tenu par les Oustachis, alliés alors au régime nazi. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, – roms, juifs, serbes, antifascistes,… – y furent méthodiquement et horriblement supprimés. En nommant les maréchaux Joukov et Paulus, acteurs de la bataille de Stalingrad ; en désignant Pavelic, ce chef croate nazi ; en citant dans ses poèmes des extraits de L’expiation de Hugo dans  Les Châtiments, François Boddaert souligne la continuité, et des guerres et de la souffrance des êtres humains.

 

La poésie manifeste dans ce livre son devoir de parole. Elle témoigne, au plus proche de l’individu, de l’ignominie des crimes et des inadmissibles souffrances infligées à des hommes, des femmes et des enfants. À cet égard, le dernier des ensembles Ruzena Zentnerová synthétise et rassemble en lui de multiples interrogations que suscite cette barbarie: quelle est la place de l’être dans la cité? ; quel est le poids de la langue et l’influence de son recours ? ; que peut la poésie ?; où est le sens ?

Et l’ensemble s’achève par ces vers : 

Quoi fonder sur les traces de l’abîme ?/  Pas de poème par Ruzena Zentnerová 

alors qu’il commençait par :

(Ici, le poème jamais écrit dans la pensée de maintes Ruzena)

sur une page  – dès lors presque –  blanche.

Pourtant, dans un des premiers poèmes de l’ensemble, c’est face à une aquarelle de cette enfant, qui périt à onze ans à Auschwitz, que François Boddaert s’interroge « Comment tenter le poème ? ».

Aquarelle, au soleil noir et à l’éclair zébré, qui orne gravement la couverture du livre. Comment ? Si ce n’est ainsi dans cette remémoration. Car que peut le Poète ? Sinon inscrire dans la plus noire des nuits des mots aux feux lumineux de mémoire. Mais cela suffira-t-il ? Et pour hier et pour demain.

 

Tant de questions restent encore ouvertes dans ce refus face à l’insoutenable et à l’inadmissible : comment des hommes peuvent-ils être séduits par l’atrocité et l’obscur des ténèbres ? Quelle est la responsabilité du Poète dans le monde ? Et pourquoi le Poète  ne serait-il porteur que de ses seules préoccupations existentielles, au lieu de parler aux noms de tous ceux de la cité ?

; rien qui ne parle d’une voix pour maintes

Plus que réveiller nos inquiétudes le livre rappelle à la vigilance. Il montre la vulnérabilité des valeurs issues des lumières. Et il prévient. Attention ! la barbarie est un chien d’affût qui ne lâche jamais sa proie.

hm